Odeur âcre

Publié le par Pauline

 

L’odeur fébrile du petit matin avait remplacé l’odeur âpre et pesante de la nuit. Une légère brise se filtrait entre les persiennes de la chambre d’Elna. Baignée dans la pénombre, les yeux encore embués de sommeil, elle s’éveillait. Quittant le monde des rêves pour celui de la réalité, elle se laissa bercer par les cliquetis des mâts qui tintaient en échos avec le bruit des vagues sur la plage. Elna glissa hors de son lit et ouvrit les volets. La fraicheur entra dans un souffle à l’intérieur de ses poumons. Dans l’air salé, des effluves d’épices et de fleurs s’échappaient de la ville. Elna avança vers la bordure de son balcon maintenu par des pilotis. Le vent agitait ses longs cheveux noirs et rosissait ses joues. Elle ferma les yeux en délectant cet instant puis observa le levé du jour. Des étendues de nuages semblaient retenir l’apparition des premiers rayons de soleil. Elle distinguait, au loin, la brume enveloppant le sommet des montagnes de la Selle, se déposait ensuite en fine volute sur les collines environnantes. Quelques voiliers blancs apparaissaient à l’horizon pour ensuite disparaître dans l’immensité de l’océan. Un sourire se déposa sur les lèvres d’Elna. Elle se vêtit d’une petite robe rouge et d’un large chapeau de paille puis descendit vers Jacmel où devait se tenir le carnaval.

 


Elle emprunta un chemin rocailleux bordé de part et d’autre de talus de pierres blanches. Malgré l’heure matinale, une chaleur étouffante emplissait déjà l’air qui était maintenant dépourvu de la moindre brise. Elna suffoquait et s’assit à l’ombre d’un tronc d’olivier. Des fines gouttelettes de sueurs perlaient sur son visage pour ensuite se perdre sur les courbes de son corps. Elle s’éventa, un instant, avec son chapeau puis repris sa route. Le terrain devenait de plus en plus escarpé et de petites pierres roulaient sous ses pieds. Plusieurs fois, elle se due se rattraper sur les bordures du chemin pour reprendre son équilibre.

 


Quand Elna aborda les premières masures de Jacmel, le soleil était au zénith dans le ciel et déversait de brûlants rayons sur les tôles ondulées. L’odeur de la poussière ocre et de l’eau croupie se répandait dans les rues étroites rendant l’air insupportable. Le sol était creusé de longues rigoles, vestige de la dernière inondation et jonché par les détritus de toutes sortes. Pourtant dans cette misère, la vie existait. Des cris, des chants, des rires enfantins s’épandaient dans l’espace. Elna observa la danse endiablée de jeunes enfants aux ventres gonflés par la faim, au rythme des percussions émises par les anciens. Elle fut légèrement bousculée par de petits garçons qui se courraient après. En tournant au coin d’une rue, elle aperçut un groupe d’une dizaine d’enfant amassé devant les fenêtres d’une cahute. Intriguée, Elna s’approcha et entendit des brides de paroles sur une leçon d’orthographe.

 


Elna quitta le bidonville de Jacmel et rejoignit la place publique de la ville où se mêlaient le marché artisanal et le carnaval. Une rumeur assourdissante rendait l’endroit très animé. Des vendeurs à la criée ventaient les bienfaits de leurs produits ; des femmes habillées de longues robes colorées concevaient de magnifiques bouquets de fleurs exotiques ; des habitants défilaient dans des tenues vives pour l’occasion en jouant de la musique. Elna, retira son chapeau de paille et s’assit un pied d’une maison d’inspiration coloniale regardant avec amusement le ballet incessant de vie et d’originalité. Un jeune homme s’approcha d’elle et lui déposa un hibiscus rouge dans ses cheveux en prononça en créole « Pou la pi bel » puis repartit aussi vite qu’il était apparu, laissant seulement un sourire sur le visage d’Elna.

 


Les rayons perçants du soleil poussèrent Elna à se rafraîchir au bord de la mer. La plage de Jacmel s’étendait à perte de vue. Elle s’assit à l’ombre d’un ponton de bois qui menaçait de s’effondrer, détacha ses sandales, retroussa sa robe pour tremper ses pieds dans l’eau. La température de la mer était tellement agréable qu’Elna retira sa robe et se baigna dans l’eau turquoise de la baie de Jacmel. Puis, quand la fatigue fit son apparition, elle s’étendit sur le sable chaud en fermant les yeux, fredonna quelques instants des chants créoles et fut enveloppée par le sommeil.

 


Elle se réveilla brusquement avec une sensation de malaise grandissant. Elle regarda autour d’elle et ne vit rien d’anormal. Le port de Jacmel contenait toujours ses maisons pittoresques et colorées, le soleil brûlant avait perdu de sa férocité, la mer s’était retirée de quelques mètres. Elle remarqua même, au loin dans les collines, la villa de ses parents. Pourtant, son cœur battait de plus en plus rapidement. Elle se rhabilla et commença à regagner la ville quand soudain…

 


Un craquement sourd ébranla tout l’espace. Un craquement horrible comme si les entrailles de la terre s’ouvraient sous ses pieds. Elle porta ses mains à ses oreilles pour ne plus l’entendre et à cet instant là, elle fut ébranlée dans tous les sens. Elle n’eut pas la force de crier. Elna se jeta à terre se protégeant la tête de la chute des planches de bois du ponton et observa les murs des maisons se fendrent, le sol se craquelait, des immeubles ondulaient puis s’effondraient comme des châteaux de cartes. La terre trembla pendant deux minutes, une éternité pourtant. Tout s’écroula, tout disparu, une maison, une bâtisse, une vie, un univers. La terre cessa de trembler aussi vite qu’elle avait commencé. Pendant de longues secondes, Elna sentit le temps suspendu. Elle n’osait plus bouger, plus chanter, plus vivre. Un long silence pesant entourait la ville comme si les âmes de personnes s’envolaient dans les airs.  

 


Doucement, elle se releva et se dégagea des quelques morceaux de bois puis regarda Jacmel. Elna porta sa main à sa bouche pour tenter de couvrir le long hurlement qui sortait de sa bouche. Là où se trouvait la ville, un amas de ruines et de décombres l’avaient remplacé. Un nuage de poussières enveloppait l’air accompagné par une odeur de fumée. Il ne restait plus rien de Jacmel. Des échos de cris, de pleurs, de gémissements lui arrivaient. Des gens se précipitaient sur la plage, parfois ils n’étaient plus qu’un corps couvert de sang. Se rapprochant de ce qui restait de la ville, elle contempla avec effroi les personnes qui n’avaient pu s’enfuir et que l’on tirait des décombres. Elna courut sans savoir où aller, elle ne reconnaissait rien de cette ville, le bidonville ne s’apparentait plus qu’à un immense amoncellement de tôles brûlantes. Une main, un bras ou une partie de corps sortaient de temps en temps des débris.

 


Elna gravit ces montagnes de bêtons, courut pendant des heures à travers les collines pour rejoindre sa maison avec comme seule ressource : l’espoir. Arrivée au lieu dit, les jambes d’Elna ne la portèrent plus et elle chuta lourdement sur le sol. A l’emplacement de sa maison, il ne restait plus que les pilotis qu’ils lui servaient autrefois de fondation. Le reste avait été projeté en contrebas de la colline, une vingtaine de mètre en dessous. « Est-ce que c’est ainsi que tout doit se terminer ? » se demanda Elna. Toute une vie à survivre, toute une vie pour à se protéger de tout, de rien. Une vie réduite à néant en quelques instants. La nuit avait recouvert, depuis quelques minutes, l’île de sa funèbre écharpe noire. Elna s’assit sur l’un des pilotis et ferma les yeux. Elle ne sentait rien, rien d’autre qu’une odeur âcre.


 

Haïti, janvier 2010, 200 000 morts, 1 million d’orphelin suite au séisme

 

Publié dans La vie est un songe

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D
<br /> <br /> Un p'tit coucou par ici :)... bonne soirée ! bisous<br /> <br /> <br /> <br />
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P
<br /> <br /> Merci ! Bonne soirée et bon WE surtout !<br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> <br /> C'est horrible ce qu'il s'est passé, et dire que là bas, l'aide est arrivée mais rie n'a encore changé..<br /> <br /> <br /> <br />
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P
<br /> <br /> Ce qui me donne une fois de plus envie de prendre mon sac à dos, et de partir les aider...<br /> <br /> <br /> <br />